LE DROIT À LA PRÉSENCE DE LA SOUFFRANCE

Un après-midi, assis dans mon coin de travail familier, la pluie fine cachée derrière les rideaux tirés, je méditais sur les confidences d’une patiente : ces jours où elle avait le sentiment que le monde entier l’avait oubliée. Non pas par manque de paroles de consolation toutes faites ni d’étreintes rapides, mais parce que personne ne voyait vraiment la souffrance qui hurlait en elle.

« C’est d’un poids insoutenable ! », dit-elle avec amertume. « Ce qui est pire que la blessure, c’est de devoir porter seule ces fardeaux, d’endurer ce que personne ne voit plus ! »

Les larmes me sont montées aux yeux.

Nous sommes tous passés par là, n’est-ce pas ?

Cet endroit où la souffrance n’est pas seulement une plaie purulente dans le cœur, mais aussi l’ombre lourde, oppressante, de cette plaie même. Solitaire, muet, on endure.

Comme un vieil invité non désiré, l’ombre de la blessure surgit dans le présent, dans un décor déjà appartenant au passé, et murmure : « Personne ne s’en soucie, personne ne comprend, personne ne voit, personne ne remarque… Il n’y a que toi et moi. » Alors, la souffrance n’est plus seulement blessure, mais aussi humiliation, froideur - celle de n’avoir jamais été vue.

Et si le froid de l’invisible était le vrai visage de la solitude ?

Nous y avons tous été, n’est-ce pas ?

Ces nuits d’épuisement, où l’on s’abandonne et se laisse engloutir par le désespoir, avec ce désir brûlant de se confier à quelqu’un, de dire ce sentiment de flotter dans le néant, abandonné, vacillant, sans repère…

Cette personne ne dira pas grand-chose. Elle sera simplement là : curieuse, douce, témoin… Sans rappeler que « c’est passé » ni proposer de solutions pour un passé révolu. Pas de “Courage, ça ira mieux" pour un présent qui n’est pas si terrible. Sans « Avance, tout ira bien » pour un futur qui n’est pas encore là.

Oui, parfois, ce qu’il faut, c’est une présence simple, curieuse, sans jugement, qui nous accompagne pour revoir encore une fois ces vieux films de souffrance que nous nous racontons sans cesse à nous-mêmes. Une présence qui introduit dans notre récit solitaire un élément nouveau, une figure lumineuse : le témoin, dehors, à nos côtés.

Ce témoin dira : « Je vois ce qui t’est arrivé. Je vois le poids que tu as porté toutes ces années, ces souffrances invisibles, injustes, solitaires, si lourdes pour toi. Cette souffrance, elle est réelle ! »

Et soudain, dans cet instant, l’ombre invisible de la solitude semble s’alléger un peu. On sent que notre courage et notre endurance n’ont pas été vains. La blessure ne disparaît pas, mais le sentiment d’être seul, invisible, perdu, lui, se dissipe. La souffrance et le traumatisme sont toujours là, intacts, mais ils ne sont plus ce secret écrasant qu’on traîne, seul, en silence.

Simone Weil, philosophe au cœur sensible, a dit un jour : « Nous avons tous besoin d’une autre âme pour être vus et compris. »

Ces mots touchent le plus profond : ils rappellent que désirer un témoin pour sa souffrance n’est pas une faiblesse. C’est une nécessité profondément humaine. On se reproche souvent, ou l’on nous reproche: « Pourquoi n’es-tu pas assez fort pour te relever seul ? » Mais qui peut vraiment exister sans le regard d’un autre ?

La solitude extrême est peut-être l’essence de l’existence, oui. Mais au cœur même de cette solitude, la présence d’un témoin peut être un miracle discret. Elle n’efface pas la souffrance, mais elle empêche que nous tombions seuls dans l’abîme. Comme si ses yeux devenaient un miroir et nous disaient : « Comme toi, à mes yeux, ces blessures et cette souffrance sont réelles. » Elle donne à notre souffrance une « nouvelle réalité », un lieu où nos blessures sont reconnues.

Alors, la prochaine fois que vous croiserez une personne en souffrance, ne vous précipitez pas pour l’apaiser avec des solutions ou des encouragements. Essayez simplement d’être là, d’écouter, de témoigner avec bienveillance de ces douleurs invisibles. Peut-être, dans cet instant, lui offrirez-vous un cadeau précieux : le droit à la présence de la souffrance.

Car, au fond, comment pourrions-nous aider quelqu’un à guérir de ce qui, pour nous, n’a jamais existé ? 

APOCALYPSE

Ô voyageur de la nuit, à travers toutes les terres et au fil des cultures, l’humanité a chanté les hymnes de l’Apocalypse, tels des tambours résonnant du plus profond de l’âme.

Au Nord glacé, le Ragnarök surgit comme la tragédie du destin : dieux et monstres s’effondrent ensemble, mais des cendres renaît une terre verdoyante.

À l’Ouest, là où la croix éclaire, l’Apocalypse retentit comme la trompette des anges : le Jour du Jugement, les méchants anéantis, les justes entrant dans la nouvelle Jérusalem descendue du ciel.

À l’Orient mystérieux, dans le souffle éternel du cosmos, l’hindouisme et le bouddhisme entonnent leur chant infini des cycles : formation – maintien – destruction – vacuité, le monde tel une saison de feuilles mortes, puis refleurissant.

Sur la terre des pyramides et du soleil flamboyant, les Mayas et les Aztèques inscrivent les ères solaires qui se succèdent : chaque effondrement ouvre un nouvel âge, nourri de sang sacrificiel.

Et dans l’antique vallée de Mésopotamie, le Déluge emporta l’humanité, pour qu’une poignée de survivants seulement rallume la flamme de la vie.

Ô voyageur de la nuit, à travers toutes les terres, chaque culture a tissé une étoffe différente :

Ici, l’Apocalypse est un destin héroïque.

Là, elle devient jugement moral.

Ailleurs, elle n’est que souffle naturel de l’univers.

Et parfois, elle est le cycle du sang, du soleil et du temps.

Ô tout cela, telles des voix multiples dans une symphonie apocalyptique, élèvent un même chant :

Rien n’est éternel,

tout doit périr, mortel.

Dans l’impermanence,

la destruction sème la renaissance.

TRIOMPHE DE LA CREATION

Ô voyageur sur le chemin obscur, depuis l’aube de la conscience, l’humanité chante avec ferveur l’hymne du Triomphe, l’aspiration à surmonter les ténèbres, à ériger l’ordre à partir du chaos, tel un tonnerre résonnant à travers les âges.

Là où murmure le vent de l’Égée, les poètes grecs content Chaos, l’abîme primordial. De là naquit Gaia, mère du ciel et de la terre, tissant l’univers d’amour et de lumière, prélude au chant triomphal de l’humanité.

Dans l’antique Mésopotamie, les héritiers de Sumer louent Marduk, dieu héroïque terrassant le serpent Tiamat, dont le corps scindé devint ciel et terre. Le Triomphe est ici victoire éclatante, instaurant l’ordre pour la survie et la prospérité des vivants.

Dans l’immense vide glacé de Ginnungagap, en terre nordique, le géant Ymir tomba sous l’épée divine, son corps se mua en rivières, montagnes, cieux, mers, et ses cheveux en herbes fleuries. Le Triomphe, écrit dans le sang sacrificiel, ouvre la voie à l’éclosion de la vie.

En Chine, Bàn Cổ fendit le chaos d’un coup de hache, et Nữ Oa, avec ses mains maternelles, rapiéça le ciel de couleurs quintessencielles, façonna l’homme de glaise, guérissant les ruines. Le Triomphe est l’étreinte d’une mère, enveloppant toute créature, sauvant le monde de l’effondrement.

Dans l’Inde mystique, l’Œuf d’Or Hiranyagarbha éclot en un univers vaste. Brahma crée, Vishnu préserve, Shiva détruit et régénère. Le Triomphe est un cycle éternel, victoire de la vie sur la destruction, tel un fleuve sacré coulant sans fin.

Dans les paroles augustes de la Bible, le Créateur ordonna : « Que la lumière soit. » Et la lumière dissipa les ténèbres chaotiques. Le Triomphe est le Logos, parole morale, guidant les justes vers une Jérusalem resplendissante de gloire.

Et aujourd’hui, la science murmure au sujet du Big Bang, point singulier transformant l’énergie en matière, étoiles innombrables, vie foisonnante. Le Triomphe est cette rupture vibrante, ouvrant un univers infini.

Ô voyageur, d’Est en Ouest, du Nord au Sud, chaque culture tisse une épopée, mais toutes chantent d’une même voix :

Rien n’est éternel dans le chaos,

Des ruines s’élève un chant nouveau,

Océan d’énergie, flamme sans fin,
L’ordre triomphant fait naître le matin.